Épilogue
Moscou, décembre 2005.
Cinquante ans se sont écoulés depuis ces événements.
L’homme qui écrit ces lignes visite la Russie. Le régime soviétique est tombé, il n’y a plus de camps, ce qui ne signifie pas que l’injustice a disparu pour autant.
Dans les salons de l’ambassade de France, je rencontre les artistes qui jouent mes pièces de théâtre depuis des années.
Parmi eux, une femme de soixante ans me saisit le bras avec une sorte de familiarité affectueuse, un mélange d’effronterie et de respect. Son sourire ruisselle de bonté. Impossible de résister à ces iris mauves… Je la suis jusqu’à la fenêtre du palais qui permet de contempler Moscou illuminé.
— Voulez-vous que je vous montre le plus beau livre du monde ?
— Moi qui gardais encore l’espoir de l’écrire, vous venez m’annoncer que c’est trop tard. Vous me tuez. En êtes-vous certaine ? Le plus beau livre du monde ?
— Oui. Même si d’autres peuvent en écrire de beaux, celui-là est le plus beau.
Nous nous asseyons sur ces canapés trop grands et trop usés qui ornent les lambris de toutes les ambassades du monde.
Elle me raconte l’histoire de sa mère, Lily, qui passa plusieurs années au goulag, puis l’histoire des femmes qui avaient partagé ces moments avec elle, et enfin l’histoire du livre telle que je viens de vous la raconter.
— C’est moi qui possède le cahier. Parce que ma mère fut la première à quitter le pavillon 13, elle réussit à le sortir cousu dans ses jupons. Maman est morte, les autres aussi. Cependant les filles des camarades captives viennent le consulter de temps en temps : nous prenons le thé, nous évoquons nos mères, puis nous le relisons. Elles m’ont confié la mission de le conserver. Quand je ne serai plus là, je ne sais où il ira. Y aura-t-il un musée qui le recueillera ? J’en doute. Pourtant, c’est le plus beau livre du monde. Le livre de nos mères.
Elle passe son visage sous le mien, comme si elle allait m’embrasser et me décoche un clin d’œil.
— Voulez-vous le voir ?
Rendez-vous est pris.
Le lendemain, j’emprunte l’escalier gigantesque qui conduit à l’appartement qu’elle partage avec sa sœur et deux cousines.
Au milieu de la table, entre le thé et les gâteaux sablés, le livre m’attend, un cahier de feuilles fragiles que les décennies ont rendues plus cassantes encore.
Mes hôtesses m’installent dans un fauteuil aux bras épuisés et je commence à lire le plus beau livre du monde, écrit par des combattantes pour la liberté, des rebelles que Staline estimait dangereuses, les résistantes du pavillon 13 qui avaient chacune rédigé trois feuillets pour leurs filles en craignant de ne les revoir jamais.
Sur chaque page était rédigée une recette de cuisine.